BELLOW (S.)

BELLOW (S.)
BELLOW (S.)

La tonalité particulière de sa voix (on la perçoit le mieux dans son Herzog ) tient à cette brusque discordance, parfois, entre la hauteur d’un monologue qui se donne pour historique mission de dominer l’univers entier de la Culture et l’intrusion brutale d’une parole surgie des bas-fonds quand les éclats dialectaux et plébéiens du pavé de Chicago viennent se mêler à la plainte criarde montant d’un «cœur» qu’on étouffe pour désaccorder le beau langage, briser son envolée et faire verser dans le burlesque sa grandiose, et depuis longtemps archaïque, ambition. Du parler de Saul Bellow, car ses romans sont une commedia dell’arte de la parlerie, on pourrait dire ce que le neveu de Rameau disait du sien, que c’est «un diable de ramage, saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres moitié de la halle»: la halle, ici, c’est l’Amérique tout entière, le continent mal dégrossi, ses abattoirs, ses chantiers. Un rien suffit, la stridence d’un rouge trop violent, un souvenir d’enfance qui se ravive, et l’on bascule du grand projet, hérité de ce siècle des Lumières auquel Saul Bellow revient sans cesse, celui de conquérir et posséder le monde, à la chute bouffonne dans le chaos du quotidien. Le vrai pays de Saul Bellow, le pays de son cœur, c’est le XVIIIe siècle européen finissant, celui du Voyage sentimental de Sterne, celui de Werther, des Confessions , du Mozart de Così fan tutte dont l’élégance arrache des larmes. Son thème, moins «le triomphe de la sensibilité» que les traverses, d’un loufoque poignant, qu’elle rencontre pour s’exprimer dans le désert industriel de l’Amérique du XXe siècle. Son moment privilégié, celui où l’homme du soliloque, qui cherchait dans son for intérieur la «réalité» de l’expérience, sent qu’il craque de toutes parts, que son impérial discours se disloque, que, perdant son emprise, il glisse vers les bas-fonds, mais que, dans ce lamentable fiasco, dans ce naufrage, jaillit, de profundis , l’aria entrecoupée de sanglots qui dit qu’il a touché, enfin, le fond des choses.

Le tohu-bohu de Chicago

Saul Bellow est né en 1915 à Lachline, au Québec. Ses parents y avaient immigré deux ans plus tôt, venant de la Russie du tsar, de Saint-Pétersbourg où son père, Abraham Bellow, avait vécu («en gentilhomme», quoique grâce à des papiers de fantaisie) de l’importation d’oignons d’Égypte, avant de venir, ayant brûlé la chandelle par les deux bouts, rejoindre sa sœur dans le Nouveau Monde. Là, le «gentilhomme» que Saul Bellow a évoqué dans Herzog , le plus autobiographique peut-être de ses romans, commença par faire faillite dans le métier de fermier. Venu à la ville, à Montréal, il devait ensuite faire faillite dans le métier de boulanger, puis dans toute une cascade de petits métiers sans rien perdre de ses airs de grand seigneur. Jusqu’à ses neuf ans, Saul Bellow a vécu dans un quartier miséreux du Montréal d’alors («Voilà à quoi devait ressembler le Paris de Villon»), monde polyglotte où l’on parlait anglais, russe, français et yiddish (il devait traduire plus tard des contes d’I. B. Singer). En 1924, la famille vient s’installer à Chicago, le Chicago flamboyant et sauvage des années vingt, de la prohibition, d’Al Capone et de la guerre des gangs, de la corruption municipale, de la flambée des folles espérances qui allaient bientôt s’abîmer dans le krach et la dépression. Chicago, c’est le terroir de Saul Bellow. Mis à part un interlude entre 1945 et le début des années soixante, il y a pratiquement toujours vécu et c’est dans le Middle West qu’il a fait ses études. Il les abandonne en 1937 pour la «vocation d’homme de lettres» et de «spécialiste du cœur humain», romanesque et pitoyable ambition (le grand thème donquichottesque de Bellow) dans une grande ville écrasée par la crise, où les sans-travail font la queue aux soupes populaires. Plus que dans les réminiscences de Cholem-Aleikhem ou dans un vieux fonds hassidique, c’est dans la tumultueuse métropole continentale qu’il faut chercher les sources vives de son œuvre. Dans la lignée de Theodore Dreiser dont il admire le souffle «russe», l’ouverture au tohu-bohu de l’expérience telle qu’elle bouillonnait à l’orée du siècle sur les bords du lac Michigan, Saul Bellow appartient à ce Middle West plébéien, «démocratique», populiste à l’occasion, qui continue à travers lui sa guérilla culturelle contre la mainmise sur l’Amérique des «aristocrates» nostalgiques de l’Ancien Régime et contre la sclérose que cette mainmise entraîne.

L’invention de l’Amérique

Paru en 1944, Dangling Man , journal intime que tient Joseph pendant l’hiver 1942-1943 où il attend, dans la solitude frileuse d’un meublé, le printemps et le jour où l’appel sous les drapeaux le libérera enfin du fardeau oppressant de la liberté, reflète le désarroi d’une génération que les procès de Moscou ont laissée orpheline du grand projet pour le salut de l’humanité qui l’avait jusqu’ici soutenue. Ancien militant du Parti communiste, Joseph, devenu homme du souterrain et dont le «je», comme celui du Roquentin de Sartre, désormais «ballotte», esquisse dans sa déréliction le procès des utopies que Bellow ne cessera plus d’instruire, mais sa confession prend aussi à contre-pied tout un code de la bienséance qui prétend dicter ce qu’il est américain, ou non, de ressentir et d’exprimer. Le thème revient dans The Victim (1947): dans un New York tropical, conradien, un gentilhomme héritier, à ses dires, d’une dynastie américaine, mais tombé dans la clochardise, traque jour et nuit, comme dans L’Éternel Mari de Dostoïevski, le fils d’immigrant qui l’aurait dépossédé, sape sa précaire assise sociale, menace de l’entraîner dans les bas-fonds. Après ce roman de facture classique et qui trahit un Saul Bellow encore contraint et soucieux d’écrire selon les règles, c’est en 1953 l’exubérante percée des Aventures d’Augie March (qui obtient le National Book Award): une rhapsodie whitmanesque où un Huckleberry Finn des quartiers yiddish de Chicago s’affranchit de la tyrannie des aristocrates, vagabonde à la découverte, «Christophe Colomb du proche» comme l’autre l’était du lointain, et réclame, par le mouvement même de son picaresque récit et par le dialecte qu’il parle, ses droits sur l’héritage américain, celui d’Emerson et de Thoreau, à la face de ceux qui prétendent le tenir en lisières et sur les marges de l’Amérique.

Désarroi du cœur romantique

Le court roman Seize the Day (1956), à certains égards son petit chef-d’œuvre, met en scène un dandy obèse, un schlemiel qui n’a fait que rater sa vie, pris entre deux docteurs qui s’acharnent à lui apprendre, mieux vaut tard que jamais, à vivre. D’un côté, le Dr Adler, son père, crispé sur les valeurs de l’Europe impériale, qui veut lui inculquer le sens du maintien et de la dignité, de l’autre, le Dr Tamkin, escroc, beau parleur, psychanalyste à la sauvette, maestro de l’embrouille, qui tient à lui enseigner comment empoigner le moment présent et vivre dans le Nouveau Monde. Henderson the Rain King (1959) s’empare d’une figure nationale du folklore, le géant aux prises avec le continent, le vantard chasseur de fauves (Eugene Henderson ne partage pas que ses initiales avec Ernest Hemingway), pour l’envoyer, loin du fatras des soucis et de l’histoire ancienne, dans la savane africaine, et, là-bas, dans l’odeur fauve des lions, faire éclater, selon la leçon de Wilhelm Reich, la carapace qui l’engonce et empêche de sourdre ses émotions enfouies. La parution d’Herzog (qui obtint le National Book Award) fut un événement. En 1964, elle survint dans une certaine vacance de la scène littéraire américaine (Hemingway était mort en 1961, Faulkner en 1962: Saul Bellow parut devoir prendre la relève) et coïncida avec la redécouverte de la diversité ethnique du pays. Le livre pouvait supporter un tel poids: confession décousue d’un épistolier aux abois décochant fragments de monologue et esquisses de lettres à tous les grands de ce monde tandis qu’il croule sous les soucis de sa vie intime, que son propre monde se défait et que l’envahissent ses souvenirs d’enfance, «sa préhistoire, plus lointaine que la Chine», c’est un acte brillant dans la longue comédie des désenchantements du moi.

L’obscurcissement des Lumières

Bousculé dans la cohue d’un New York bariolé et violent mis en effervescence, en ce printemps de 1969, par le grand départ qui se prépare vers la Lune, le Sammler de Mr. Sammler’s Planet (1970) est une sorte de clerc guindé, lecteur de Maître Eckhart égaré dans le chaos baroque de Manhattan. Il a connu la splendeur culturelle du Vieux Monde, le Bloomsbury des années vingt, mais aussi, dans les charniers de Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, la violence nue qui découvre la vanité de ces illusions. De son œil unique, d’un regard lointain, il observe ce nouvel épisode dans le rêve faustien de l’Occident, le franchissement des limites et la levée des tabous anciens. Dans une sorte de jérémiade à froid, il reprend le procès de l’utopie née des Lumières, cependant que les approches de la mort l’exilent, plus loin encore, hors des mots et de leur fracas, dans la solitude désertique, lunaire, d’un monde décapé du fatras de l’histoire. Le siècle des Lumières, ce fut cette utopie, mais aussi l’Encyclopédie. C’est ce deuxième versant qu’éclaire Humboldt’s Gift (1975), conversation d’outre-tombe avec l’ombre de Delmore Schwartz, le Grand Poète qui voulait conquérir l’Amérique, la rassembler dans une somme lyrique digne du Kosmos d’Alexander von Humboldt et qui sombra dans la paranoïa et la ruine, disloqué par le chaos américain, défait par la vacance de ce trop vaste espace. Le prix Nobel vint en 1976 clore cette troisième grande phase de la carrière de Saul Bellow écrivain. Il parut être donné à celui qui avait le mieux récapitulé l’expérience de ces immigrants et fils d’immigrants à la découverte, depuis le David Levinsky d’Abraham Cahan (1917), de leur Amérique. Il le fut aussi, et peut-être davantage, à un écrivain plus en porte à faux dans son siècle que dans son pays, et qui de ce déséquilibre a fait son thème, pour décrire l’obscurcissement des Lumières et, dans la lignée, au fond, de Flaubert, de Musil, de Svevo, les désarrois du moi. Ce moi romantique que l’époque qui s’ouvre en fanfare le 13 octobre 1806 à Iéna a construit sur le mode napoléonien de la conquête et qu’elle nous a légué, notre siècle, sous le regard de Saul Bellow, n’en finit pas de le désenchanter et de le disloquer.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужно решить контрольную?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Bellow — ist der Name von: Alexandra Bellow (*1935), US amerikanische Mathematikerin, zeitweise mit Saul Bellow verheiratet Saul Bellow (1915 2005), US amerikanischer Schriftsteller Diese Seite ist eine Begriffsklärung zur Untersche …   Deutsch Wikipedia

  • Bellow — Bel low, v. t. To emit with a loud voice; to shout; used with out. Would bellow out a laugh. Dryden. [1913 Webster] …   The Collaborative International Dictionary of English

  • Bellow —   [ beləʊ], Saul, amerikanischer Schriftsteller, * Lachine (bei Montreal) 10. 6. 1915; stammt aus einer Familie russischer Emigranten; Literaturdozent an verschiedenen Universitäten, seit 1962 Professor an der Universität Chicago. Bereits Bellows …   Universal-Lexikon

  • bellow — (v.) apparently from O.E. bylgan to bellow, from PIE root *bhel (4) to sound, roar. Originally of animals, especially cows and bulls; used of human beings since c.1600. Related: Bellowed; bellowing. As a noun from 1779 …   Etymology dictionary

  • Bellow — Bel low, n. A loud resounding outcry or noise, as of an enraged bull; a roar. [1913 Webster] …   The Collaborative International Dictionary of English

  • Bellow — Bel low, v. i. [imp. & p. p. {Bellowed}; p. pr. & vb. n. {Bellowing}.] [OE. belwen, belowen, AS. bylgean, fr. bellan; akin to G. bellen, and perh. to L. flere to weep, OSlav. bleja to bleat, Lith. balsas voice. Cf. {Bell}, n. & v., {Bawl}, {Bull} …   The Collaborative International Dictionary of English

  • Bellow — Bellow, Saul …   Enciclopedia Universal

  • Bellow — (Saul) (né en 1915) romancier américain qui peint le déracinement de l homme dans les villes. P. Nobel 1976 …   Encyclopédie Universelle

  • Bellow — Bellow, Saul (1915 ) a US writer, born in Canada, who won the ↑Nobel Prize for Literature in 1976. His novels include Humbolt s Gift and Herzog …   Dictionary of contemporary English

  • Bellow — (izg. bèlou), Saul (1915) DEFINICIJA američki književnik; metodom moderne naracije daje realističnu sliku suvremenog američkog društva i društveno angažiranog intelektualca (Herzog); Nobelova nagrada za književnost 1976 …   Hrvatski jezični portal

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”